• La présidence de la République avait « averti Chokri Belaïd que sa vie était en danger »
• Il était 8h05, lorsque l’annonce de l’assassinat de Chokri Belaïd était confirmée
• Fin février, un nom en particulier commence à être évoqué par des sources. Il s’agit d’un certain Kamel Gadhgadhi, 39 ans, originaire de Jendouba, et qui aurait séjourné aux Etats-Unis. L’homme était activement recherché, mais il semblait volatilisé. En 2014, il était éliminé par les forces spéciales lors d’une opération antiterroriste de grande envergure à Raoued
. • En ce temps-là, l’organisation terroriste Ansar Al-Chariâa pouvait encore, en toute impunité, avec la bénédiction des autorités, organiser des conférences de presse
• Huit ans après l’assassinat, Ennahdha ne reconnaît toujours pas sa responsabilité politique.
Photo : Abdelfettah BELAÏD
L’information est tombée comme couperet dans les différentes rédactions en cette matinée du 6 février 2013 : quelqu’un a tiré sur Chokri Belaid ! Une blessure par balle, pensent d’abord certains, mais à mesure que les minutes passent, on comprend très vite que le leader de l’opposition contre la mainmise islamiste à l’époque venait d’être froidement assassiné devant son domicile par plusieurs coups de feu. La Tunisie est sous le choc. Les balles reçues par l’homme aux épaisses moustaches sous lesquels sortaient des mots qui faisaient trembler le pouvoir sonnent comme tentative d’étouffement d’une transition démocratique entamée deux ans plus tôt. Spontanément, en pleurs, comme si quelqu’un de leur famille était mort, quelques centaines de Tunisiens commencent à se rassembler devant le ministère de l’Intérieur, à l’Avenue Habib-Bourguiba, là où la question restée sans réponse commence à être posée : qui a tué Chokri Belaid ?
Les faits tels que relatés à l’époque
Il était 8h05, lorsque l’annonce de l’assassinat de Chokri Belaid, principal leader du Parti unifié des patriotes démocrates (gauche) et du Front populaire, était confirmée par la radio. Alors qu’il sortait de son domicile pour rejoindre son véhicule et le chauffeur qui l’attendait en bas de chez lui dans un quartier résidentiel à El Menzah VI, son assassin l’attendait. Il lui tire plusieurs balles mortelles, l’une à la tête, une autre l’atteint au cou.
Chokri Belaid est probablement mort instantanément. Le meurtrier n’était pas seul, il était accompagné d’un complice qui l’attendait sur une moto pour prendre la fuite. Tout s’était déroulé en seulement quelques secondes. Lors d’une conférence de presse organisée dans l’après- midi, le jour même de l’assassinat, le numéro 2 du parti à l’époque, Mohamed Jmour, avait déclaré que la présidence de la République avait « averti Chokri Belaïd que sa vie était en danger ». De son côté, pendant plusieurs jours, le ministère de l’Intérieur, tenu par Ali Laârayedh, restait muet. A l’époque, la communication n’était sans doute pas le point fort de l’institution sécuritaire habituée à l’omerta, d’autant plus que la police faisait face à un vaste mouvement de colère de la part des citoyens. Des échauffourées avaient même causé la mort d’un manifestant et d’un policier.
Fin février, un nom en particulier commence à être évoqué par des sources, citées notamment par l’AFP. Il s’agit d’un certain Kamel Gadhgadhi, 39 ans, originaire de Jendouba, et qui aurait séjourné aux Etats-Unis. L’homme est activement recherché, mais il semble volatilisé. En 2014, il est éliminé par les forces spéciales lors d’une opération antiterroriste de grande envergure à Raoued. Enfin, le 13 avril 2013, le ministère de l’Intérieur publie un avis de recherche dans lequel il invite les citoyens à informer la police s’ils croisent la route de Kamel Gadhgadhi, l’assassin présumé, ou de ses 4 complices. Le scepticisme des avocats, de la famille et des proches de Chokri Belaïd commence alors à se sentir.
Ce que l’on sait avec certitude
Le moins que l’on puisse dire à pro- pos de l’enquête sur l’assassinat de Chokri Belaïd, c’est qu’elle a été tortueuse. Perte de pièces à conviction, documents introuvables et une justice embarquée dans une affaire qui lui échappe. Néanmoins, huit ans après l’assassinat du militant de gauche, certaines choses sont devenues des certitudes dans le dossier. Dans ce dossier, l’une des premières certitudes est, sans aucun doute, la responsabilité politique de la Troïka au pouvoir à l’époque des faits. Composée principalement d’Ennahdha et de son satellite le CPR « infiltré » par des islamistes, la Troïka a favorisé un sombre climat politique, marqué par une diabolisation et accusation systématique d’apostasie, contre tous ceux qui défiaient le programme des ultraconservateurs. Sur les réseaux sociaux, qui échappaient à tout contrôle, les opposants étaient lynchés, leur réputation salie et leur vie la plus intime est déballée. La vérité et le mensonge se rejoignent pour former un cocktail dangereux, qui renforçait la haine chez certains. En ce temps là, l’organisation terroriste d’Ansar Al-Chariâa pouvait encore en toute impunité, avec la bénédiction des autorités, organiser des meetings et d’autres activités « caritatives », dont on sait aujourd’hui qu’elles n’étaient que des couvertures.
A cette menace s’ajoutent aussi, toujours sous les ailes d’Ennahdha, les fameuses Ligues de protection de la révolution, qui s’étaient pourtant illustrées par les actes d’une violence inouïe, ayant entraîné, directement ou indirectement, la mort d’un militant de Nidaa Tounès. « Chronique d’une mort annoncée », titrait La Presse au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, tant le climat délétère de l’époque rendait ce meurtre presque inéluctable, une suite logique de plusieurs mois de discours haineux. « Il faut frapper les médias d’une main de fer » (Habib Ellouz) ou encore les salafistes qualifiés par le président du parti Rached Ghannouchi de « ses enfants qui lui rappellent sa jeunesse et cherchent à promouvoir une nouvelle culture ».
Huit ans après l’assassinat, Ennahdha ne reconnaît toujours pas sa responsabilité politique. Autre certitude, le processus de l’enquête et la gestion du dossier d’instruction sont critiquables, pour dire les choses de manière édulcorée. Jusqu’à aujourd’hui, près d’une quinzaine d’individus sont incarcérés dans le cadre de cette affaire, qui est loin d’être élucidée.
Des questions sans réponse
Officiellement, la justice tunisienne considère que le récit de l’assassinat de Chokri Belaïd est clair. Pour elle, il s’agit d’un meurtre commandé par l’organisation terroriste Ansar Al Chariâa (classée comme telle le 27 août 2013) et exécuté par Kamel Gadhgadhi tué en 2014 dans une opération antiterroriste. Mais cette version des faits ne convainc pas les avocats de la famille de Chokri Belaïd. Certains la contredisent, d’autres veulent voir le tableau dans son ensemble. Qui a tué Chokri Belaid ? L’exécution devient presque un détail. La question fondamentale est qui est le cerveau de cette opération ?